Une Famille de France

Retour

 

A la mémoire de mon parrain et de ma marraine qui m'ont élevé au milieu de leurs enfants.

 

Jean Claude MOUGIN

Innsbruck (Autriche)

Juillet 1955

-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o

 

Une chevelure en brosse d'une blancheur de neige, une moustache longtemps restée noire, des yeux rieurs, une charpente solide, une démarche élégante et souple, trois coups de trompette quand il se mouchait, c'était Victorin , le « papa », le « parrain » dont le souvenir reste fidèlement dans notre mémoire. A ses côtés, mais un peu en retrait, voici Francine, la « maman », la « marraine », la chevelure bien tirée, sans un fil blanc jusqu'au dernier jour, les mains croisées sur son tablier, dirigeant toute la maisonnée avec une juste sévérité.

C'était un couple typique de la vieille paysannerie française, sorti d'elle et qui a contribué à maintenir sa renommée dans le monde

-o-o-o-o-o-o-o-o-o-

Victorin était de bonne souche comtoise. Son père, Lucien JEANNIN, « papa Lucien », comme nous l'appelions tous, était né à Vauclusotte en 1840 ; il avait une sœur, Joséphine et un frère Ignace. « Croyez-vous que les JEANNIN ont été pétris avec des revannes  ? » s'écriait Joséphine en patois. Certainement non. Lucien en était la preuve. C'était un homme robuste, méprisant la douleur, n'ayant jamais su ce qu'étaient des chaussettes dans ses forts souliers de cordonnier, et sa barbe de 15 centimètres, à vingt ans, l'avait fait passer pour un farceur plus âgé qui voulait se présenter au Conseil de révision. Très courageux et dur pour lui-même, il avait cependant un cœur d'or et une grande sensibilité, mais pas au point d'accéder au désir du voleur qui, sur les bords du Dessoubre lui demandait la bourse ou la vie ; une solide paire de bottes lui laissa la victoire.

Lucien avait épousé Elise BESANCON qui lui donna 2 garçons et 6 filles. Victorin était l'aîné ; venaient ensuite Joséphine qui épousa Armand MAUVAIS, Irma qui épousa Joseph PRETOT, Marie qui épousa un RUFIAUD, Maria qui vit encore, veuve d'un SANDOZ, Hermosa , morte à 12 ans, Laure qui entra chez les sœurs de la Charité et qui mourut à 28 ans en 1901. Le dernier était Justin, fort et beau, qui avait épousé à Paris Georgette ARCHER ; il mourut à 48 ans.

« Papa Lucien » se retira à TREVILLERS où il vécut avec sa fille Maria. On se souvient de sa pipe au saut du lit et de ses « eh ! eh  ! » prononcés en tapant du pied quand il était content. Il mourut en 1924 ; il avait 84 ans.

 

---------------------

 

Victorin nait , lui aussi à VAUCLUSOTTE le 20 mars 1864 ; ses parents viennent au Prélot de MAICHE en 1876, puis à la Chaux de DAMPRICHARD en 1882 ; il prend donc très tôt l'habitude des déménagements. A 20 ans, la chance semble lui sourire : il tire un bon numéro et ne fait qu'un an au lieu de quatre au 35° régiment d'infanterie à BELFORT ; on raconte qu'il fit un retour assez bruyant sur un certain cheval blanc.

Tout fringuant, il se marie le 27 février 1889 ; il a 25 ans et 5 francs en poche. Francine GIGON a 23 ans et 30 francs. On ne sera donc pas étonné d'apprendre que le ménage fut chargé de dettes pendant un quart de siècle. Mais le courage et l'enthousiasme ne feront jamais défaut, heureusement, soutenue par une foi inébranlable. L'esprit religieux est profond ; matin et soir, on dit la prière à genoux sur les dalles froides de la cuisine ; l'après-midi, mère et filles récitent le chapelet en cousant, tricotant, raccommodant ou brodant les nombreux trousseaux ; chaque année voit revenir les petites croix de noisetier plantées au bord des champs d'où sortira le pain ; Francine répète inlassablement les prières de la messe et le catéchisme. L'espoir est donc bien enraciné. Ajoutez à cela que Victorin , énergique et entreprenant, sera secondé par une femme forte, héroïque, qui lui donnera 15 enfants, sans pour autant négliger le travail de la maison et des champs. Qui pourra, entre autres choses, évaluer le volume de ce que « France » comme disait Victorin , a pu confectionner et surtout tricoter ?

N'allez pas croire que la gaîté était bannie de la maison ! Victorin poussait volontiers, dans les repas de famille, ses chansons préférées : « C'est à boire qu'il nous faut ! » ou « Verse à boire dit Grégoire ». Mais il avait une prédilection pour les Kyrie que l'on entendait retentir partout, dans les écuries comme dans les champs. Il fallait le voir s ‘étouffer de rire, quand au tarot, il réussissait à prendre le «  paguet  » au bout ! Francine lisait à haute voix les feuilletons du « Pèlerin » ou de l'Echo du Noël » au milieu de la famille attentive ; elle se souvenait de vieux rébus de sa jeunesse et 15 jours avant sa mort, elle chantait encore à ses arrière-petits-enfants une vieille chanson en patois.

--------------------

Essayons maintenant de suivre, au cours de ses déplacements, cette famille bien dirigée.

Chaque année, une bouche nouvelle réclame sa part et il faut aller de l'avant, louer une ferme plus grande. Peu importe que la maison manque de confort, ce qu'il faut trouver, ce sont des « journaux » plus nombreux. Sept fois, le 25 mars amène un déménagement, de Cuché au Crôtot , sans parler de celui de COURCHATON.

Sitôt marié, le jeune ménage va tenir la ferme de Cuché à Frambouhans , où deux enfants ne tardent pas à faire leur apparition : Joseph et Henriette (qui en réalité est née aux Seignes de Damprichard ).

En 1892, on part à Trévillers  ; 5 années passent dans cette ferme de Vernois , au fond d'une combe menant au Cernier d' Embret  ; c'est une très mauvaise période, non pas du fait de la naissance de Henri, Zéline , Léa, Esther et Emile, mais parce que tout va mal : 17 bêtes sont perdues et l'horizon est noir.

C'est ensuite la commune des Bréseux , où l'on s'installe à la Combe Carrée en 1897, puis Derrière-les-Rochers. Six enfants naissent encore : Constant, Lucien, Marie, les jumelles Madeleine et Agathe, et Lucien. La mort frappe 4 fois, seuls Marie et Lucien survivront .

En mars 1903, Victorin loue une seconde ferme à Cernay sur Soulce , à plus de 20 kilomètres. Il faut bien partager les bras ; Henriette, qui n'a que 13 ans, dirige le ménage à Cernay, s'occupe de l'écrémeuse, de la baratte, fait jusqu'à 30 livres de beurre par semaine qu'il faut porter à Saint-Hippolyte, pour 24 sous la livre ! Victorin est partout à la fois ; les aînés portent le ravitaillement dans des sacs, des pains de 6 livres, à travers bois, par les ravins, de nuit s'il le faut.

Au printemps suivant, toute la famille est enfin réunie. Les enfants sont venus, enfouis dans la paille du char à banc, au grand trot de la jument Baronne. Cécile et René naissent dans ce pays accidenté. Cinq enfants vont en classe à plus de 3 kilomètres, emportant une soupe, un œuf ou un morceau de saucisse. On commence enfin à respirer un peu mieux ; les enfants deviennent forts et ne ménagent pas leurs peines ; même les petits vont en Suisse acheter du sucre, du tabac, aux Ages et aux Grottes de Réclair , qu'ils atteignent par Montabry et Vaufrey . C'est l'époque de Séparation de l'Eglise et de l'Etat ; pour éviter aux enfants de mauvaises fréquentations, Francine, à la maison, leur enseigne le calcul, la grammaire, le catéchisme et l'Histoire Sainte.

En 1908, nouveau déménagement partiel – car on tiendra encore un an Cernay-sur-Soulce – pour la Montée de Damprichard avec toutes les aventures que cet exode comporte ; une benne de cochons se renverse devant l'école du village, Marie et Lucien montent seuls, le chemin du Côtard  ; ils ont 7 et 5 ans et ne connaissent pas la route, mais ce n'est pas assez pour les effrayer.

C'est dans cette ferme de la Montée que la famille atteindra son plein épanouissement. On y travaille toujours dur, sans disposer du matériel qui est courant maintenant ; un tracteur aurait été bien utile pour transporter de Charquemont les 100 sacs d'engrais que l'on répandait chaque année dans les champs. L'électricité n'existe pas : on utilise les lampes à pétrole, au « poêle » comme à l'écurie ou à la grange. Le lait est conduit sur une charrette à chien à Rangevillers ou à Bois en Barre. Henriette est la première à se marier, puis vient la guerre qui emmène gendre et 3 garçons. Les filles ont alors la charge totale de la ferme : plus de 100 voitures de foin par an, et surtout le ravitaillement en eau quand règne la sècheresse. Elles vont à Douvotte , à Quarimotro , à Castalan , chez Horni , elles travaillent avec un puisoir , des seilles et des tonneaux ; en hiver, les robes ne sont que des glaçons. Quand les cloches de l'Armistice sonnèrent, on battait en grange à la vieille maison ; trois garçons étaient sauvés, mais Albert, le gendre était tombé au Champ d'Honneur.

Cependant l'activité de Victorin ne s'était pas ralentie ; il ne travaille plus « sur la fenêtre » comme autrefois en hiver ; sachant que tout tourne rond à la maison, il fait intelligemment le commerce des bestiaux avec Polo (Paul Guillaume), avec un Juif de Marseille ou avec Laurent Renaud du Russey . C'est chez celui-ci que Francine est allée avec Marie pour réclamer l'argent dû et elle ne s'en était retournée qu'après avoir obtenu satisfaction.

La vie est, certes toujours dure, mais la famille Jeannin commence à avoir les coudées plus franches ; le travail acharné porte ses fruits. Victorin achète à Champagnole un beau tilbury verni mais il s'en interdit l'usage jusqu'à la fin de la guerre et pourtant Dieu sait s'il aime trotter avec un bon cheval au bout des rênes ! En 1910, une photographie réunit toute la famille ; Vernois est oublié ; les aînés sont fiers de leurs moustaches, les filles sont heureuses dans leurs belles robes faites à la maison, tandis que les plus jeunes se réfugient dans les jambes de leur papa ou de leur marraine. La joie est partout ; les enfants étudient le chant sacré et profane ; les garçons, pendant les belles soirées des dimanches d'été, jouent aux quilles avec des amis et déposent leurs mises sur la souche d'un arbre, derrière le grenier « du haut ». Les relations avec les parents suisses du Noirmont et de la Chaux de Fonds sont étroites ; on va avec plaisir chez l'oncle Constant qui a une si belle villa, chez Charles Gète, chez Berberat  ; on descend à pic sur la Goule ou Goumois pour remonter le cote suisse abrupt . D'énormes feux de joie, à la fête de Jeanne d'Arc, illuminent les hauteurs. Chaque année, le 19 septembre, une pleine voiture se rend à la Grand'Combe des Bois pour le pèlerinage de la Salette , emportant du rôti, une « charlotte », que l'on mange sur l'herbe, avec du raisin, presque inconnu.

Zéline entre en religion en 1917 et trois garçons se marient : Henri le 5 mai 1920, qui va s'installer aux Essarts, Joseph le 6 avril 1921 et Emile trois jours plus tard. La famille descend au Crôtot au printemps 1921, pour laisser la Montée aux deux aînés ; Emile prend la place d'Henri aux Essarts dont « le papa » est propriétaire ainsi que du Crôtot .

Cette ferme-ci réclame beaucoup de travaux : défrichement, creusement d'une seconde citerne, agrandissement de la maison, création d'un beau jardin rempli de fleurs que Francine aime tant. C'est ici que Victorin fête ses 60 ans avec ses conscrits et chacun se souvient de la façon dont il aimait recevoir ses amis.

Le Crôtot devait voir l'éclatement de la famille. Esther part le 22 juin 1922, suivie de Léa le 11 octobre de la même année ; puis c'est le tour de Marie, le 9 juin 1923, de Cécile, le 15 mai 1926, de René, le 21 avril 1930 et enfin de Lucien, le 17 mai suivant.

Victorin et Francine ont enfin bien droit au repos. Les enfants installés, ils se retirent à Courchaton , non loin de l'église à l'ombre de laquelle ils dorment ensemble leur dernier sommeil. Mais leur activité ne cesse pas complètement. Il faut restaurer la petite maison qui sera blanche avec des volets verts, entourée d'un jardinet bien net et surmontée d'une croix argentée. Victorin a acheté « coco », le cheval fougueux de Paul Mauvais et il lui faut naturellement une belle voiture, une « victoria » ; il disait même quelquefois qu'il achèterait une auto. Les deux vieillards ne sont pas seuls; Henriette et son fils Jean-Claude les ont suivis, et, d'autre part, plusieurs enfants viennent s'installer dans le village. La vie s'écoule tranquille entre le jardin, le verger et les prés nécessaires à l'entretien de Coco. Victorin bavarde volontiers avec ses voisins, Arthur Sordelet et Paul Guenot , et fume la pipe du soir sur le banc de bois devant la porte. Une seule ambition le tient maintenant au crépuscule de sa vie : célébrer en 1939 ses noces d'or, et il fait des projets grandioses pour réunir tous ses enfants et ses petits-enfants. Mais en 1936 la maladie le frappe, il est opéré à Besançon et le 11 septembre 1937 la mort l'enlève à l'affection de tous, quelques jours après le mariage de l'aîné de ses petits-fils.

La maison semble bien vide.

Francine y passera encore 18 ans avant de rejoindre son mari au bout de la dernière étape; elle reste la maman vers laquelle convergent les enfants dans les bons et les mauvais moments. Elle partage son temps entre l'église et le tricot pour sa nombreuse descendance. Voici une nouvelle guerre, la 3e de son existence, puis la libération et la paix ; la vieillesse se fait sentir avec son cortège de maux et de souffrances ; plusieurs fois la fin semble proche, mais la constitution robuste de Francine est toujours victorieuse ; vers le début de 1955, la douleur fait place à une prostration chronique et la machine usée s'arrête doucement le 30 avril, après 89 années bien remplies. Le 3 mai, sur une simple voiture de culture, le corps de celle qui avait eu 15 enfants, 58 petits-enfants et 43 arrière-petits-enfants quitte sa maison et rejoint son mari, accompagnée par la foule de sa descendance et des habitants du village.

Ce n'est qu'un au-revoir ….


-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-

 

Mais la semence a levé dans le bon sol de France ; dix familles assurent la relève de Victorin et Francine Jeannin dont elles portent l'empreinte profonde. Elles vont à leur tour proliférer.

 

Jetons un coup d'oeil rapide sur chacun des enfants.

 

Joseph , l'aîné, a connu très tôt le travail puisqu'à 3 ans et demi il gardait les bêtes dans les bois pendant la grande sécheresse de 1893. Plus tard, point de repos : il va travailler chez son grand-père et dès 12 ans, il fauche à la faux. C'est un beau gars de 1m80 qui se présente en 1910 au conseil de révision. Après avoir pris le train   pour la première fois en se rendant au pèlerinage en Suisse à Einsiedeln, il est incorporé au 152e R.I. au fort de Bessoncourt près de Belfort ; le poste d'aide boulanger lui réussit, puisqu'il prend 20 kgs …A la déclaration de guerre, en 1914, il est versé à la 18e Cie du 371e R.I. et participe à la campagne d'Alsace. Le 13 octobre 1915, il débarque à Salonique avec l'armée d'Orient ; bientôt atteint par la dysenterie et le paludisme, il retourne en France en janvier 1917, hospitalisé à Toulon, puis transféré au dépôt de Besançon. Après une rechute e 1918, il est réformé et doit suivre un régime très sévère.

 

Le 6 avril 1921, il épouse Aline PERROT du Bois-Jeunet, ferme des Ecorces et s'installe à la Montée. En janvier 1928, il s'en va à Co urchaton où sa famille s'agrandit comme sa ferme. A la libération de la région, le sort s'acharne sur lui. La ferme est détruite par un obus incendiaire, dix bêtes sont tuées par des obus ou sautent sur des mines, mais, surtout, son fils Emile est mortellement blessé par une mine et va mourir à l'hôpital de Baume-les-Dames. Son aîné, Victorin , revient du maquis par miracle. Il faut quitter Courchaton et Joseph loue une ferme à Filain , d'où il reviendra en mars 1953 dans la nouvelle ferme de « Bellevue », construite à flanc de coteau au milieu des terres.

 

Henriette est l'aînée des filles ; cette qualité lui a fait endossé bien des responsabilités et souvent l'école a dû passer au second plan. Son autorité ne tarde pas à s'imposer dès Cernay-sur-Soulce , où elle dirige le ménage, tandis que la maman est restée « Derrière-les-Rochers ». L'avenir semblait devoir la récompenser, car le 23 août 1913, elle avait épousé Albert Mougin . Rien pourtant, ne paraissait amener un mariage entre un horloger et une fille de cultivateurs, c'est à l'enterrement de sa sœur Angèle, en février 1912, que Albert avait remarqué cette fille en blanc portant un cierge. Les premières visites d'Albert à la Montée n'étonnèrent personne, car il était intimement lié avec Joseph et Henri ; malgré le caractère de boute-en-train exceptionnel du soupirant – il fera mourir de rire sa belle-mère – Henriette se tenait sur une réserve très digne. Leur bonheur devait être bien court, car quinze jours à peine après la naissance de son fils Jean-Claude (arrosé au champagne !) Albert répondait à l'appel de mobilisation, espérant que les Allemands seraient rapidement battus. En 1915, il eut une courte permission ; mais le 22 juillet 1916, jour de la fête de Damprichard , il donnait sa vie pour la France, dans la furieuse bataille de la Somme ; il repose à Dompierre en Santerre, dans la terre qu'il défendait.

 

Henriette supporta avec un stoïcisme admirable cette grande douleur ; elle refusa plusieurs partis pour se consacrer à ses souvenirs passés et à son fils. Depuis le départ d'Albert, elle était rentrée dans le sein de la famille et elle porta sa lourde part de ces années. Jean-Claude fut choyé par tous comme un petit frère ; il s'en souviendra toujours. La vie de Henriette est désormais liée à celle de ses parents : le Crôtot , puis Courchaton . Quand le malheur frappe René en 1932, elle servira de mère à la petite Colette. Elle dirige ensuite le ménage de l'Abbé Noir, curé du village et le suit à Rougement  ; plus tard, elle sera gouvernante de l'Abbé Nappey , enfant de Damprichard , curé de Ste Marie en Chasnois . Mais la maman se fait vieille et Henriette, en 1951, revient à la maison où pendant quatre ans son amour filial donne sa pleine mesure. La voici seule maintenant avec la photo de Albert dans la tranchée, et son seul bonheur est de revoir, trop rarement, la famille de son fils.

 

Henri suit Henriette ; il a le sang chaud et le montre aussi bien à la guerre qu'aux élections. A 3 ans, il conduit un cheval fougueux, un peu plus tard, il maîtrise un bœuf que le froid rend nerveux, « Derrière-les-Rochers », il a bon appétit puisque deux douzaines d'œufs ne lui font pas peur, mangeant la part de Zéline qui s'est attardée. Il rosse ses sœurs incapables de tenir en équilibre la brouette à herbes. A Cernay, il soigne vaches, veaux, cochons, brebis.

 

Il fait six ans de service militaire, et dans quelles conditions ! d'octobre 1913 à août 1919. Avec le 171, « qui ne craint ni le fer ni le bronze », il rencontre les uhlans, le 5 août 1914, il entre en Alsace reconquise ; puis en septembre, la Meuse, où il est blessé le 30 au bras droit, ce qui lui permet de voir les hôpitaux de Montélimar, Valence et Lyon. Le 25 septembre 1915 il rejoint le 15e BCP en Alsace, il tient l'Hartmann où tombent de belles torpilles de 220 kg. Seconde blessure le 9 juin 1916 vers Munster, deux opérations et direction la Somme. Il part ensuite au secours des Italiens en foncés sur la Piave , mais le front de l'Aisne le rappelle ; tout ceci pour une citation ; on ne les donnait pas facilement à cette époque-là ! Mais il aura la médaille militaire 20 ans après. Il a raison de ne pas rougir de 15 jours de prison pour un geste de belle camaraderie.

 

Le 5 mai 1920, il épouse Marie Perrot, sœur d'Aline, habite un an aux Essarts, va à la Montée avec Joseph, redescend aux Essarts en 1928, puis s'installe à Courchaton en 1934. De 1940 à 1945, il cache des hommes traqués, apporte de l'aide aux maquisards qui luttent et tombent. Son fils Pierre finira la campagne de France et entrera en Allemagne.

 

Et voici la «  tante Sœur  » ; la caractéristique de Zéline , c'est un enthousiasme extraordinaire, doublé d'un optimisme à toute épreuve. Dans ce milieu profondément religieux, rien d'étonnant que sa vocation se soit affirmée ; comme les garçons, elle connaissait par cœur les prières de la messe, même ce Suscipiat si difficile à prononcer. A 18 ans, le pèlerinage de la Grand'Combe et son « Chemin de Damas », comme elle le dit elle-même ; mais ce n'est qu'en 1917 qu'elle entre chez les Sœurs de la Charité, où elle prend le nom de Sœur Anne-Cécile en souvenir de sa tante religieuse ; depuis, son zèle n'a pas cessé de se manifester en faveur des tout-petits à Bellevue, des jeunes à Vesoul, des vieillards à Flangebouche , des malades à Baume-les-Dames. Elle est toujours présente dans les moments douloureux, pour la mort d'Emile, pour celle de sa maman vénérée. Sa grande compréhension lui attire toutes les sympathies et chacun reçoit avec plaisir ses lettres trop rares où elle donne libre court à la grande éloquence de son cœur.

 

Léa , vive et active, a reçu du ciel du talent dans les doigts, elle le transmettra à Marie. Son art de la couture avait de quoi s'exercer pour habiller tant de monde. Jean-Claude fera sur ses genoux, à la machine à coudre, ses premières séances d'équitation ; on le gâte vraiment trop, et pourtant il n'aime pas embrasser, il préfère tordre le nez de sa maman.

 

Que Léa me pardonne de rappeler qu'elle coiffa Sainte Catherine, mais elle n'eut pas à le regretter, car ainsi Narcisse Voidey put la découvrir, cachée derrière les sapins du Crôtot . En octobre 1922, elle part donc pour le bourg coquet de Vercel , où les enfants ne tardent pas à naître. Hélas ! en 1949, Bernadette qui était si vive et si espiègle, est emportée par la mort après un longue maladie. Pendant plusieurs années, Léa s'occupera de l'éducation de Michel, petit orphelin, dernier né de son frère Lucien.

 

Voici Esther , la 4e fille ; elle est née 5 ans avant ce siècle, c'est dire que, elle aussi, aura une jeunesse laborieuse, car elle participera tout de suite aux travaux du ménage. A 1 an, elle tourne autour du fourneau, s'y brûle le front, mais on ne remarque pas sa cicatrice sur son visage rieur. Dès 11 ans, ce sont les lessives mensuelles – aussi durent-elles 3 jours – entre le cuveau au fond garni de cendres et la chaudière pendue à la crémaillère ; on n'imagine pas encore qu'il y aura un jour des lessiveuses mécaniques. C'est une bonne marcheuse ; elle va à pied de Cernay-sur-Soulce à la Montée, elle se souvient de l'itinéraire : Montaumont , la Raie de Saussi , le Champ Robert (où habite Edouard Brun, le cousin de son papa), la Chapelle du Mont, Trévillers , le Crépon, Damprichard , ce long Côtard et enfin la Montée, au bout de l'allée de sorbiers et de cerisiers.

 

Tous les champs la voient pendant l'interminable guerre ; elle va à l'eau dans la bise et le gel, et soigne les bêtes.

 

Le 21 juin 1922, elle épouse Charles Maire ; à sa grande joie, elle habite d'abord au village du Luhier , ensuite le ménage s'installe à la «  Fretrotte  » dans l'ombre du Mémont . En 1928 on va en face, au « Bas du Laytey  », mais il faut en partir, alors que la maison est devenue bien agréable, et, en 1934, Charles Maire loue « les Essarts », la ferme de son beau-père.

 

Les enfants sont venus nombreux ; la maladie frappe Anne-Cécile ; elle devra faire deux séjours à Berck, dont l'un durera de 1932 à 1939.

 

Emile , nous l'avons vu, naît à Vernois  ; le travail ne lui fait pas peur, au contraire, plus il en a, plus il est content, semble-t-il. Il a 18 ans au début de la Grande Guerre ; on pouvait penser le garder à la maison, où, avec Victorin , il est le seul homme. Mais la guerre se prolonge et il est incorporé en février 1915, il a 18 ans et de demi. Sa conduite courageuse au 149e R.I. lui vaut deux citations, et, à Fismes, il est blessé le 29 septembre 1918 d'une balle à l'avant-bras gauche ; après plusieurs hospitalisations à Fontainebleau et à Montauban, il rentre à la Montée. Le 9 avril 1921, il épouse Germaine Pierrot de « Sous les Brochettes », ferme de Montandon . Il tient pendant six ans les Essarts, puis s'installe en 1927 aux Bréseux , « Sur la Côte », héritage de sa femme. Voici la famille bien chez elle, mais Emile n'a plus le temps de jouer aux quilles, ce qu'il aimait tant ; le ferme doit être remise en état ; pendant la construction de la citerne, il faut chaque jour aller chercher l'eau nécessaire au bétail. Il est toujours très gai, malgré les rhumatismes aux genoux et aux bras. Une visite à sa sœur religieuse à Flangebouche devait être sa dernière sortie, le 6 février 1929 ; fin mars, il est terrassé par un rhumatisme articulaire aigu, héritage de la guerre. Après des souffrances atroces, après des journées de délire, il s'éteint le 19 mars 1930, laissant dans une immense détresse Germaine et ses cinq enfants, dont l'aînée n'a que neuf ans. Les dettes sont écrasantes et il faut faire vivre toute la famille. En 1944, la France commence à relever la tête ; Laurent et Armand s'engagent, le premier est blessé, le second s'en va en Indochine où il combat 18 mois.

 

Marie est la première du 20e siècle dans la famille ; à cinq ans, elle met le feu aux rideaux avec une lampe à huile, mais tout se termine heureusement. Elle a une bonne petite tête ; à 7 ans il faut que sa maman l'amène avec une baguette bien flexible jusqu'à l'entrée du bois pour la faire aller à l'école. Et pourtant, elle apprend bien et, paraît-il, aurait aimer devenir institutrice ; c'est elle qui apprendra lecture et écriture à son neveu Jean-Claude, tout là-haut, à la Montée. Elle se met à l'école de Léa pour la couture : elle réussit encore ici, grâce à son goût et à son habileté. Ce qui ne l'empêche pas de se battre avec son frère Emile pour monter sur les faneuses, tourneuses ou rouleaux ; les chevaux fougueux sont, eux aussi obligés de céder ; en quelques jours elle apprend à monter à bicyclette sur le chemin des Essarts.

 

Mais les visites de Emile Cucherousset ne sont pas désintéressées, et par un beau soir de juin 1923 elle s ‘en va à la Lizerne , hameau des environs de Maîche, qu'elle quitte pour Courchaton en 1932 ; les années passent et le jeune ménage se désespère de n'avoir pas d'enfants ; il y a toujours un ou deux neveux ou nièces à leur foyer mais ce n'est que du provisoire et pourtant ils ont le droit, comme tout le monde, de posséder un enfant à eux. Ils adoptent alors Colette en 1952 ; leur âge mûr sera plus gai. Si, à la suite d'une maladie, Marie ne peut plus monter sur la râteleuse ni faire de la bicyclette, elle n'en exerce pas moins une grande activité, en particulier dans les œuvres paroissiales de Courchaton , et on la voit toujours au volant de sa voiture.

 

Lucien est l'avant-dernier des garçons ; les aînés sont déjà forts et il connaît moins leur dur labeur. La maman voudrait avoir un prêtre dans la famille ; Lucien entre donc à l'école Montalembert de Maîche, mais il n'y fait que quatre trimestres. C'est un solide gaillard qui se présente, en octobre 1923, à la porte du 4e Régiment d'Artillerie de Besançon ; peu après, il est envoyé en occupation sur le Rhin ; il est employé comme sellier, étant service auxiliaire, par suite de l'imprudence d'un fumeur qui, quelques années auparavant, lui avait brûlé un œil ; il rentre en 1925. Puis, quand il a presque 27 ans, il prend femme dans la famille Sandoz, à Vacheresse , près de Montandon , et il s'installe au Crôtot .

 

Neuf enfants naissent, il est heureux ; mais, la guerre finie, Madeleine, sa femme, doit être hospitalisée à Besançon, puis à La Pitié à Paris. Il est à ses côtés, mais les semailles d'automne le rappellent. Le 5 octobre, Madeleine est opérée d'une tumeur au cervelet, sans succès puisqu'elle meurt quatre jours plus tard. Au prix de nombreuses difficultés dues aux conditions de l'après-guerre, Lucien ramène à Damprichard le corps de sa femme. Quel retour, on l'imagine, et son aînée n'a que 12 ans ! L'esprit de famille joue à plein ; sa nièce Jeanne-Antide Maire lui est d'un grand secours. Le petit dernier est choyé de nombreuses années chez sa tante Léa, tandis que les trois fillettes retrouvent une mère chez Marie et Cécile. Mais on comprendra que Lucien ait tenu à rassembler, dès que possible, ses enfants autour de lui.

 

Cécile a trois ans en arrivant à la Montée ; ce fut la plus choyée des filles, en particulier par Henriette, sa marraine, dont le mariage est le premier grand souvenir. Elle aime coudre et broder. Ses sœurs couturières s'ingéniaient à la bien habiller, et elle se souvient spécialement d'un costume pied-de-poule noir et blanc, avec une large ceinture de velours et un col de broderie.

 

Elle passe ses belles années d'enfance à la Montée et au Crôtot  ; la voilà, sur une photo, appuyée au bras de son papa devant la maison enneigée, et ici elle brode devant la fenêtre. Elle est la dernière des filles à se marier ; c'est Paul Cucherousset , le frère du mari de Marie qui l'emmène aussi à la Lizerne , où elle habite un an ; même durée de séjour aux Essarts, où, décidément, presque tous les enfants passeront, puis six ans à Rougemont, où quatre enfants viennent tenir compagnie au petit Jojo. La famille est maintenant à Courchaton où sont nés les deux derniers garçons ; Cécile est une toute jeune grand-mère.

 

Joseph n'est plus, mort à 16 ans, en 1943 ; mais ni sa famille, ni ses oncles, ni ses cousins n'oublieront ce grand garçon blond aux yeux si pleins de gentillesse.

 

Voici enfin René , le 15e enfant, alors que Victorin n'a que 42 ans et Francine 40. Ses premiers souvenirs le ramènent à la Montée où il fait ses premiers pas. C'est lui qui sera la transition avec la génération suivante et, le 15 juillet 1914, quand Henriette a un fils, il répète avec ébahissement : « Oncle René ! » « Oncle René ! ». Il faut dire que c'est bien fait pour causer un choc à un gosse de huit ans !

 

Il sera en même temps le grand frère de Jean-Claude, il jouera et se battra avec lui, car l'un et l'autre ont leur caractère à eux. Francine tente de l'envoyer à Maîche, mais il n'a pas la vocation nécessaire ; son ardeur est appréciée à la ferme, d'où filles et garçons essaiment. Le service militaire en fait un solide mitrailleur.

 

A 24 ans, il se marie avec une jeune fille de Grammont, petit village voisin de Courchaton  ; il se dépense sur une ferme du meilleur des propriétaires, le Général Rampont . Sa petite Colette naît, mais Lucie, sa femme meurt d'une embolie quinze jours plus tard. René n'a que 26 ans, il ne peut rester seul, et il fonde un nouveau foyer l'année suivante. Marie, qui amène elle aussi un petit orphelin, lui donnera 7 enfants.

Le ménage quitte Grammont, s'installe à Adam, sur le plateau de Vercel , après quelques pérégrinations.

 

 

----------------------------------


Voici une pauvre histoire de la famille Jeannin ; il aurait fallu mieux faire.

Il aurait fallu parler des parents de Francine : Justin Gigon et Henriette Guillaume, de sa tante Christine qui l'avait élevée.

Paul Jeambrun avait droit, lui aussi, à une mention, puisque domestique à Vernois et aux Bréseux , il faisait vraiment partie de la famille.

Pourquoi avoir omis le « case te don ! » de Francine à Victorin qui taquinait ses filles devant les garçons en visite ?

Pourquoi n'avoir pas évoqué le parfum âcre que, à la Montée et au Crôtot , on respirait quand brûlaient les décombres au printemps et les fanes de pommes de terre en automne ? Et les framboises, et les mûres que les filles allaient cueillir ? Et les liens que les garçons remontaient péniblement du Creux Gernet ou de Corbière ?

Bien des choses ont été oubliées, mais ces quelques pages sont destinées aux fils et aux filles de Victorin et de Francine.

Elles serviront à raviver la mémoire de leur cœur.